Antoine Marie Jean-Baptiste Roger de Saint-Exupéry, né le 29 Juin 1900 à Lyon et disparu en vol le 31 Juillet 1944 (Mort pour la France) (http://www.antoinedesaintexupery.com/ )
"Quand en décembre 1940 j’ai traversé le Portugal pour me rendre aux États-Unis, Lisbonne m’est apparue comme une sorte de paradis clair et triste. On y parlait alors beaucoup d’une invasion imminente, et le Portugal se cramponnait à l’illusion de son bonheur. Lisbonne, qui avait bâti la plus ravissante exposition qui fût au monde, souriait d’un sourire un peu pâle, comme celui de ces mères qui n’ont point de nouvelles d’un fils en guerre et s’efforcent de le sauver par leur confiance : « Mon fils est vivant puisque je souris… » « Regardez, disait ainsi Lisbonne, combien je suis heureuse et paisible et bien éclairée… » Le continent entier pesait contre le Portugal à la façon d’une montagne sauvage, lourde de ses tribus de proie ; Lisbonne en fête défiait l’Europe : « Peut-on me prendre pour cible quand je mets tant de soin à ne point me cacher ! Quand je suis tellement vulnérable !… »
Les villes de chez moi étaient, la nuit, couleur de cendre. Je m’y étais déshabitué de toute lueur, et cette capitale rayonnante me causait un vague malaise. Si le faubourg alentour est sombre, les diamants d’une vitrine trop éclairée attirent les rôdeurs. On les sent qui circulent. Contre Lisbonne je sentais peser la nuit d’Europe habitée par des groupes errants de bombardiers, comme s’ils eussent de loin flairé ce trésor.
Mais le Portugal ignorait l’appétit du monstre. Il refusait de croire aux mauvais signes. Le Portugal parlait sur l’art avec une confiance désespérée. Oserait-on l’écraser dans son culte de l’art ? Il avait sorti toutes ses merveilles. Oserait-on l’écraser dans ses merveilles ? Il montrait ses grands hommes. Faute d’une armée, faute de canons, il avait dressé contre la ferraille de l’envahisseur toutes ses sentinelles de pierre : les poètes, les explorateurs, les conquistadors. Tout le passé du Portugal, faute d’armée et de canons, barrait la route. Oserait-on l’écraser dans son héritage d’un passé grandiose?
J’errais ainsi chaque soir avec mélancolie à travers les réussites de cette exposition d’un goût extrême, où tout frôlait la perfection, jusqu’à la musique si discrète, choisie avec tant de tact, et qui, sur les jardins, coulait doucement, sans éclat, comme un simple chant de fontaine. Allait-on détruire dans le monde ce goût merveilleux de la mesure ?
Et je trouvais Lisbonne, sous son sourire, plus triste que mes villes éteintes.
J’ai connu, vous avez peut-être connu, ces familles un peu bizarres qui conservaient à leur table la place d’un mort. Elles niaient l’irréparable. Mais il ne me semblait pas que ce défi fût consolant. Des morts on doit faire des morts. Alors ils retrouvent, dans leur rôle de morts, une autre forme de présence. Mais ces familles-là suspendaient leur retour. Elles en faisaient d’éternels absents, des convives en retard pour l’éternité. Elles troquaient le deuil contre une attente sans contenu. Et ces maisons me paraissaient plongées dans un malaise sans rémission autrement étouffant que le chagrin. Du pilote Guillaumet, le dernier ami que j’aie perdu et qui s’est fait abattre en service postal aérien, mon Dieu ! j’ai accepté de porter le deuil. Guillaumet ne changera plus. Il ne sera plus jamais présent, mais il ne sera jamais absent non plus. J’ai sacrifié son couvert à ma table, ce piège inutile, et j’ai fait de lui un véritable ami mort.
Mais le Portugal essayait de croire au bonheur, lui laissant son couvert et ses lampions et sa musique. On jouait au bonheur, à Lisbonne, afin que Dieu voulût bien y croire."
(premiers mots de Lettre à un otage, 1943, http://www.wook.pt/ http://wikilivres.info/wiki/Lettre_%C3%A0_un_otage )